JEAN ROUCH. L’ETHNOGRAPHIE À L’ENVERS (1997)
Musique et mémoire
Ce texte est paru dans le magazine Québec Oiseaux, vol. 33, no 2, hiver 2022 (reproduit avec autorisation).
J’étais ému, l’autre jour, d’entendre à la radio un enregistrement ancien de Judy Collins. La chanson me transportait dans le passé, à l’époque d’un amour de jeunesse. Le phénomène est bien connu, et confirmé par des études en neuropsychologie, la musique a le pouvoir de nous plonger dans notre histoire personnelle comme si nous y étions. Qu’en est-il alors du chant des oiseaux? N’est-il pas aussi une musique? Je suis certain que cette faculté de la gent ailée a aussi le don de raviver notre mémoire autobiographique.
Dans le milieu de mon enfance, la nomenclature des espèces n’était pas une grande préoccupation. Pourtant, j’identifie le bruant à gorge blanche et la tourterelle triste dans mes souvenirs de cette époque, parce que leurs chants sont facilement reconnaissables. On peut imaginer que les modulations caractéristiques des concerts de ces deux oiseaux, très familiers au Québec, évoquent pour beaucoup d’entre nous des images ensoleillées.
Lorsque j’emménageai dans ma maison des Laurentides, il y a une vingtaine d’années, je fus accueilli par des bruants à gorge blanche particulièrement volubiles. Lors d’une longue séquence de beau temps, je les entendais tout le jour pousser leur ritournelle se terminant par trois notes. Les années suivantes, leur retour me rappelait chaque fois le bonheur de mon installation. Toutefois, le petit passereau me réservait une surprise. La modification de ses vocalises allait momentanément déstabiliser mon édifice mémoriel. On sait maintenant, grâce aux travaux des biologistes(1), que le chant du bruant à gorge blanche a connu une évolution perceptible au cours des vingt dernières années. Dans l’Ouest canadien, les bruants ont laissé tomber la troisième note de leur rengaine et, progressivement, le reste de la population a suivi, y compris au Québec. Ainsi, sous l’influence des bruants du Canada anglais, nos Frédéric chantent désormais « Où es-tu Freddy, Freddy, Freddy… »
Longtemps cinéphile extrême, j’ai visionné des milliers de films, aujourd’hui pour la plupart effacés par le temps. Mais, grâce à un chant d’oiseau, il en est un qui garde tout son éclat dans mon esprit. L’oiseau moqueur, de Robert Enrico, est un court-métrage presque sans dialogue. L’action se situe aux États-Unis pendant la guerre de sécession. Un soldat en faction, seul dans la nuit, est affolé par les bruits de la forêt. Il tire sur une ombre, mais ne trouve aucune trace de la portée de son coup. Le lendemain, il retourne sur les lieux à la recherche d’un éventuel cadavre et, las de recherches infructueuses, s’endort au pied d’un arbre. En rêve, il revoit son enfance heureuse auprès d’un frère jumeau, dont il fut séparé après la mort de la mère. Il revoit leurs jeux et en particulier la joyeuse persévérance avec laquelle ils avaient appris à un moqueur polyglotte, en captivité, les quelques notes d’un refrain populaire. À son réveil, le soldat entend un oiseau siffler la mélodie du rêve. L’instant d’après, il découvre son frère mort, dans l’uniforme de l’armée adverse. Des décennies après avoir vu L’oiseau moqueur, je peux toujours fredonner les quelques notes dont Enrico a fait le pivot narratif de son film.
Le moqueur polyglotte a été prisé comme oiseau de compagnie au 19e siècle. Il est rapporté qu’il peut reproduire les chants de ses congénères et même d’autres sons. Cela dit, le film se joue un peu des règles de la vraisemblance. On ne saurait toutefois tenir rigueur à un artiste de solliciter les oiseaux, pour rappeler aux humains qu’à la guerre on tue toujours son propre frère.
(1) « En 20 ans, le bruant à gorge blanche a changé son chant partout au Canada », dans Radio-Canada.ca, [en ligne], 3 juillet 2020, https://ici.radio-canada.ca/nouvelle/1717001/bruant-gorge-blanche-chant-evolution-canada, (consulté le 14 juin 2021).
L’hiver par amour
Ce texte fut publié de 2016 à 2018, dans le site Opuscules.ca de l’UNEQ (Union des écrivaines et des écrivains québécois).
Par une soirée de septembre à la douceur estivale, je me laisse porter sur les ondes musicales de la radio publique, quand soudain, chassant les dernières notes d’une suite pour clavier de Haendel, un message commercial m’écorche l’oreille. L’hiver est à nos portes, dit la publicité. Bientôt le froid cinglant, les pieds gelés, le nez bouché, les lèvres gercées, la grippe, la noirceur. Le bref intermède est parfaitement incongru entre deux plages d’intelligence harmonique. Je fulmine. Sans égard à ma quiétude mélomane, on tente de me vendre un trivial bien de consommation, mais il y a plus. La diatribe publicitaire, en présumant d’un populaire sentiment négatif à l’endroit de l’hiver, participe d’une tendance à dénigrer les composantes de l’identité québécoise, ce qui revient, somme toute, à me proposer la négation de mon être intime.
L’hiver est implacable, j’en conviens, et cela fournit un exutoire facile à notre part bougonne, mais, dans son âpreté, il inspire la beauté, la grandeur. La neige de décembre et la froidure de janvier ne sont-elles pas aux sources premières de notre singularité culturelle? Après un moment d’humeur, je me calme et m’efforce de considérer la question avec plus de pondération. Peut-être ces jérémiades sont-elles simplement une facette de notre relation complexe avec la saison froide.
L’hiver suscite des sentiments contradictoires. Dès les débuts de l’entreprise colonisatrice européenne sur les rives du Saint-Laurent, aux 16e et 17e siècles, l’hiver frappe durement. Des dizaines de compagnons des Cartier, Roberval et Champlain trouveront la mort dans le froid hivernal. Le climat rigoureux des nouvelles terres inspirera aux uns l’abandon de tout projet d’établissement, tandis que d’autres embrasseront avec passion ce pays de saisons contrastées. Je me plais à penser que Samuel de Champlain ne considéra jamais l’hiver comme un mal. Il comprit vite que le désavantage des Européens face aux conditions nordiques tenait avant tout à leur méconnaissance du milieu. Son ouverture au mode de vie des Amérindiens, en compagnie desquels il hiverna à plusieurs reprises, lui permit d’envisager la saison froide avec largesse de vue, nonobstant ses inconvénients. Un siècle et demi après la fondation de Québec, Voltaire dénigrait quant à lui les « quelques arpents de neige » de la Nouvelle-France, pour des raisons vraisemblablement étrangères à la réalité nord-américaine.
Le froid n’est pas une chose attrayante en soi. Les clients de l’hôtel de glace de Québec, s’ils sont attirés par un décor original, et exotique pour certains, tiennent tout de même à dormir au chaud, emmitouflés dans des sacs de couchage performants et réconfortés par les flammes d’un foyer au gaz. Au quotidien, se prémunir contre le froid demande efforts et précautions. Il faut pouvoir compter sur un système technique adapté, depuis les vêtements jusqu’aux appareils de chauffage, depuis les méthodes de construction jusqu’aux machines à enlever la neige. Lorsque cette panoplie suscite l’admiration à l’étranger, le Québécois moyen ne se prive pas d’en tirer une certaine fierté. C’est aussi ce même Québécois moyen qui rêve d’aller vivre, comme dans la chanson de Charlebois, « dans le Sud au soleil ». Mais cet attrait pour le Sud est surtout une impulsion vers l’ailleurs, là où l’on échappe à nos soucis quotidiens.
Pour ceux venus s’installer au Québec en provenance de régions aux climats plus doux, l’adaptation à l’hiver représente un sérieux défi. Pourtant, les nouveaux arrivants ont parfois des réactions spontanées de nature à renouveler notre regard sur notre contrée enneigée. Sur les plateformes de partage de vidéos, on compte par dizaines les contributions disgracieuses de Québécois soucieux de dire à la face du monde leur détestation de l’hiver. « Tanné de pelleter » semble le mot d’ordre de ces affligeantes saynètes. Heureusement, on voit aussi sur le Web des performances plus réjouissantes. Je me souviendrai de trois hommes noirs aux sourires contagieux, maniant la pelle en cadence sur fond de musique africaine, pour composer une joyeuse chorégraphie qui fit le tour du monde en un clin d’œil.
On aura beau regimber, savoir pelleter est une compétence essentielle en ce pays. Dans l’un de ses essais de littérature appliquée[i], Jean Larose va plus loin, affirmant que pelleter procure un accès privilégié à la réalité d’être. Dans un monde où la vie est tournée en spectacle pour satisfaire aux échanges marchands, « [h]eureux celui qui pellette assez fort pour demeurer réel », dit l’essayiste. Tout comme le geste de pelleter, déneiger une voiture, attendre l’autobus dans la bourrasque ou garder l’équilibre sur le verglas nous rappelle notre condition commune. Nous sommes tous égaux devant la nécessité de se frayer un chemin dans la neige.
On me dira, il y a aussi des hivers ailleurs, au Japon, en Russie, en Scandinavie, en Nouvelle-Angleterre… N’y en a-t-il pas aussi dans le reste du Canada? Les arguments géographiques et météorologiques ne suffisent pas à définir nos hivers. Ce qui distingue définitivement la nordicité québécoise, c’est le parler français. Quand on a Gilles Vigneault comme barde national, on ne peut qu’avoir une relation particulière avec la saison de la neige. On ne dit pas l’hiver ici comme ailleurs. Chez nous, quand il fait frette, il fait plus que froid. Il y a ici des tempêtes de neige, de la poudrerie, on peut rester pris dans un banc de neige. Même si on sacre parfois contre la « câlisse » de neige, « mon pays c’est l’hiver » résonne quelque part en tout Québécois.
Régulièrement, des personnalités publiques se plaisent à déclarer leur hostilité à l’hiver. Entre autres, le journaliste Alain Dubuc publiait récemment un livre intitulé Maudit hiver[ii]. Cela fait partie de la joute. Dubuc s’appuie sur sa propre conviction individualiste pour affirmer que les Québécois tournent le dos à leur nordicité. Son analyse à courte vue l’amène même à conclure que le rejet de l’hiver justifie une attitude favorable au réchauffement planétaire.
Au-delà des réactions épidermiques, l’hiver est par ailleurs matière à récit. Dans notre littérature, s’il n’apparaît pas souvent sous un jour favorable, l’hiver est une présence marquante. La vitre de Nelligan est un « jardin de givre[iii] ». Emprisonné sous l’effet de la froidure, le regard du poète n’atteint pas le paysage extérieur. Le fantasque François de Maria Chapdelaine[iv] perd la vie dans une tempête de neige. Dans Kamouraska[v], l’amant vengeur est galvanisé par une course de plusieurs jours sur les pistes enneigées qui le mènent à l’accomplissement de son geste fatal. L’hiver de force[vi] est un roman d’impuissance et de déréliction, qui associe l’hiver à une mort psychologique. Dans Le poids de la neige[vii], un roman de Christian Guay-Poliquin paru en 2016, le temps hivernal soumet à rude épreuve la vie et les relations humaines. Notre cinématographie me semble prêter à l’hiver un visage plus flatteur. Qu’il s’agisse par exemple de La vie heureuse de Léopold Z (1965), de Mon oncle Antoine (1971)ou des Histoires d’hiver (1999), les protagonistes tirent avantage de leur saison hivernale. La guerre des tuques (1984) est sans doute un cas à part, mais il pèse dans la balance. Son action, entièrement investie par des enfants, fait de l’hiver un grand terrain de jeu. Le film donne à réfléchir sur le fait que l’hiver est universellement mieux apprécié au temps de l’enfance. Notre propension à pester contre le froid est inversement proportionnelle à notre capacité d’émerveillement.
Pour les météorologues et les astronomes, l’hiver correspond aux trois mois de l’année où les jours sont les plus courts et les plus froids. Pour moi, la saison débute avec la première neige et se termine trop abruptement, le jour où les pistes de ski nordique s’avèrent définitivement impraticables sous l’effet du soleil printanier. Mon amour de l’hiver est lié à une mine inépuisable de souvenirs, mais il en est un qui me rappelle avec acuité combien la neige a contribué à me révéler à moi-même. Je devais avoir entre dix et douze ans, l’âge où l’on commence à acquérir une individualité. À même un amoncellement de neige devant la résidence familiale, j’avais creusé une cachette. C’était une simple galerie dont l’entrée était à peine visible, exiguë au point de ne pouvoir s’y glisser qu’en rampant avec effort. De temps à autre, je m’esquivais de l’atmosphère conviviale mais tapageuse de la maison pour profiter d’un moment de silence dans ma cachette. Allongé dans ce réduit où la rumeur du monde était estompée, j’enregistrais le bruit de ma respiration et je prenais conscience de la parfaite adéquation entre la température de mon corps et celle de l’air ambiant. J’eus l’impression de revivre ce rituel de communion lorsque, bien des années plus tard, je demeurai à l’affût une journée entière, au bord d’un lac gelé, dans l’espoir d’observer des loups qui ne se montrèrent pas ce jour-là. Bien que mon corps, avec l’âge, résiste moins bien au froid, ma relation avec l’hiver a de quoi tenir la route.
Le temps d’hiver est un temps long, un temps de réflexion. C’est l’heure des bilans, le moment de tirer des plans sur la comète. L’hiver est une saison de vérité, une saison pour aller au fond des choses et au bout de soi-même. Selon de récentes recherches en psychologie[viii], et contrairement à ce qu’on en pense le plus souvent, l’hiver aurait un impact positif sur notre cerveau. Le syndrome de la dépression hivernale serait une idée fausse, due à des interprétations biaisées. En réalité, le cerveau est plus efficace à la saison froide et l’hiver est bon pour le moral. On attribue volontiers la prétendue déprime hivernale au manque de luminosité résultant de journées plus courtes. Pourtant, le rayonnement des soleils bas de décembre, janvier et février, réfléchi sur les surfaces enneigées, nous offre une qualité de lumière incomparable. Il faudrait donc prendre le contrepied de la solution proposée par Bernard Arcand dans Abolissons l’hiver![ix]et, au lieu de fermer boutique pour se réfugier sous la couette, nous devrions profiter de l’hiver pour agir, créer et réinventer la vie.
L’hiver finit toujours par nous rattraper, parce que nous le portons au-dedans. Perdre son énergie à le refuser, ou pire, s’y résigner, n’a rien de gratifiant. L’hiver nous donne l’occasion de nous dépasser et il en va de notre attitude face à l’hiver comme de notre attitude face à notre destin collectif. Si beaucoup de Québécois ont avec l’hiver une relation difficile, je veux croire que l’amour-haine c’est encore de l’amour.
Notes
[i] Jean Larose, « Du monde comme spectacle des échanges », dans Google Goulag. Nouveaux essais de littérature appliquée, Montréal, Boréal, 2015, p. 99-101.
[ii] Alain Dubuc, Maudit hiver. Toutes les raisons de ne pas l’aimer, Éditions La Presse, 2016.
[iii] Émile Nelligan, « Soir d’hiver », dans Poésies complètes, 1896-1941, Montréal, Fides, 2004.
[iv] Louis Hémon, Maria Chapdelaine, [Montréal, 1916], Bibliothèque électronique du Québec, https://beq.ebooksgratuits.com/pdf/Hemon-Maria-illustre.pdf.
[v] Anne Hébert, Kamouraska, Paris, Seuil, 1970.
[vi] Réjean Ducharme, L’hiver de force, Paris, Gallimard, 1973.
[vii] Christian Guay-Poliquin, Le poids de la neige, Chicoutimi, La Peuplade, 2016.
[viii] Christian Jarrett, «Why your brain actually works better in winter», New York Magazine, 14 février 2016, http://nymag.com/scienceofus/2016/02/debunking-the-myth-of-the-winter-blues.html.
[ix] Bernard Arcand, Abolissons l’hiver!, Montréal, Boréal, 1999.
(Ce texte, paru dans le journal Le Devoir en 1997, fut écrit à la suite d’une entrevue réalisée auprès de Jean Rouch, à Montréal, lors de la présentation de son film Moi fatigué debout, moi couché, au Festival des films du monde.)
Jean Rouch. L’ethnographie à l’envers.
Comment porter sur le monde un regard lucide, indulgent et jubilatoire
Gérald Baril, collaboration spéciale, Le Devoir, 29 décembre 1997, page B1. [Reproduit avec autorisation]
À quatre-vingts ans bien sonnés, celui qu’on a appelé « le griot gaulois » se partage toujours entre Paris et l’Afrique, traquant de son œil vif, souvent doublé d’une caméra, les échanges entre le monde réel et le monde imaginaire. Ingénieur devenu anthropologue et cinéaste, éternel marginal, tant dans le domaine du cinéma que dans celui des sciences sociales, Jean Rouch poursuit en solo une inlassable quête de vérité.
Le personnage a quelque chose de frondeur, mais sans une once d’arrogance. Rappelez-lui les éloges d’un Georges Sadoul le remerciant d’avoir apporté de l’air pur au cinéma : du coup, il se fait modeste : « C’était de la naïveté de ma part; un regard naïf. C’était de la mise en scène improvisée à la prise de vue et c’est comme ça que j’ai continué à faire des films. » Parlez-lui d’une question brûlante, comme celle de l’intégration des immigrants en France, aussitôt il s’emporte, posant en acteur et en témoin privilégié du dernier demi-siècle, tenant à dire son mot sur la direction que prennent les événements, choqué à l’idée que les « étrangers » aient été mieux reçus en d’autres circonstances. « Notre armé de libération, qui a libéré la France et qui est allée en Allemagne, elle était composée de bicots nègres; il y avait très peu de Français dans les rangs. Il y avait des pieds-noirs d’Afrique du Nord, il y avait les Noirs qui sont allés jusqu’aux Vosges, parce qu’il faisait trop froid après, et nous on a terminé à Berlin avec des montagnards kabyles. Quand il y a eu cette histoire scandaleuse des types dans une église qu’on a vidée et qui sont rentrés chez eux, moi je suis intervenu à l’UNESCO très violemment. Actuellement, la France est couverte de honte, car l’armée française qui a libéré la France, c’est une armée de nègres, donc les Africains ont le droit de venir ici puisqu’ils se sont fait tuer à la place des Français. »
Comme bien d’autres de sa génération, Jean Rouch a vu son destin personnel profondément marqué par la Deuxième Guerre mondiale. Étudiant à l’École des ponts et chaussées au moment où la France s’engage dans le conflit, il est appelé à mettre ses compétences au service de la patrie. « Mon premier travail d’ingénieur a été de faire sauter des ponts depuis la Marne jusqu’au Limousin pour arrêter les Allemands, ce qui ne servait à rien. Donc, j’ai eu la chance à 22 ans de perdre une guerre. » La capitulation devant les armées allemandes remet en question les discours sur l’invincibilité de la France. Le jeune Rouch voit s’écrouler une vision du monde, ce qui le motive dès lors à se lancer dans l’exploration de voies nouvelles.
De retour aux études, sous l’occupation allemande, Rouch et nombre de ses condisciples sont pour le moins mal à l’aise. Ils résistent alors à leur manière : ils se font zazous. Ils écoutent du jazz, parlent anglais et portent des vestes longues, bien distinctes des rase-pets de la Wehrmacht. En 1940, lors d’une manifestation sur les Camps-Élysées, quelques-uns portent une canne à pêche dans chaque main et tous crient en chœur : « Vivent deux gaules! » (vive de Gaulle…). Pour se soustraire à une situation qui lui semble de plus en plus intolérable, Rouch part pour le Niger. Le jeune ingénieur trouvera en Afrique un refuge, des amis, et enfin une double passion pour l’ethnographie et le cinéma.
« Je suis arrivé en Afrique en 1941, dans un Niger vichyssois où j’ai été tout de suite repéré car j’ai refusé de faire partie de la Légion des combattants, qui était vichyssoise, et que d’autre part je n’étais pas un personnage dans la norme. » Il se lie d’amitié avec Damouré Zika, qui l’introduit au cœur de la culture des Songhaïs en lui permettant d’assister à un rituel de possession. Tout constructeur de routes qu’il est, Rouch n’a pas oublié les films qu’il a vus avant la guerre à la cinémathèque d’Henri Langlois. Il se dit que seul le cinéma peut rendre compte d’un rituel comme celui auquel il a assisté. Identifié comme gaulliste, il se fait expulser du Niger, mais il porte désormais en lui le ferment de son œuvre singulière.
Renvoyé au Sénégal à cause de ses sympathies suspectes, Rouch est très bien accueilli à Dakar puisque dans l’intervalle de son déplacement l’Afrique a basculé dans le camp des Alliés. C’est là, suivant les conseils que lui prodigue Théodor Monod, et tout en se préparant pour la deuxième manche de la guerre, qu’il prend contact avec l’ethnographie à même la bibliothèque de l’IFAN (Institut français d’Afrique noire). En 1945, la division blindée à laquelle Rouch appartient franchit le Rhin sur un pont qu’il a lui-même construit.
Le cinéma ethnographique
La guerre terminée, le cinéma ethnographique manière Jean Rouch va pouvoir naître. Parti avec ses camarades Sauvy et Ponty pour un reportage de neuf mois en pirogue sur le fleuve Niger, Rouch achète une Bell and Howell 16 mm et tourne les images de son premier film : une chasse à l’hippopotame. « Au pays des mages noirs sera finalement pris en main par les Actualités françaises et terminé de manière très colonialiste, mais je savais que je pouvais faire les choses autrement. » Encouragé par les anthropologues du Musée de l’Homme, les Lévi-Strauss, Griaule, Leroi-Gourhan et Leiris, il retournera au Niger. Année après année, fort de son amitié avec Damouré, Lam et Tallou, il aiguise son regard et perfectionne sa technique. Les gens acceptent plutôt bien ce Blanc qui pose beaucoup de questions, filme tout, tout le temps, et qui ne se prend pas trop au sérieux : « En me voyant aller pieds nus, à cheval, en pirogue, les gens se sont dit : c’est un ancien combattant et les anciens combattants sont tous devenus fous. En voilà un de plus mais il n’est pas méchant… »
De film en film, Jean Rouch pratique une ethnographie renouvelée. Il tente à la fois de se placer au point de vue des Africains, ou de ceux qu’il filme, et d’accéder au réel en explorant les voies de la fiction, bousculant au passage les conventions de l’ethnographie académique. Avec Petit à petit, en 1970, les rôles du Blanc et du Noir sont littéralement inversés. « C’était l’idée de l’ethnographie à l’envers. C’étaient des ethnographes noirs qui venaient étudier les populations primitives de Paris, la tribu des Parisiens. » Mais déjà, avec des films comme Maîtres fous (1954) et Moi, un noir (1958), l’ethnographié n’était plus l’Africain folklorisé, enfermé dans un rôle définitif : il était au contraire produit de la rencontre des cultures, préfiguration d’un monde en devenir, et pour comble, il réfléchissait sur sa condition. « J’appliquais une méthode qui remettait à zéro le travail des ethnographes. Il s’agissait de donner la parole aux gens que l’on rencontre, non pas simplement en transcrivant leurs histoires, mais en les laissant s’exprimer selon leur émotion. » Lorsque les bonzes du Musée de l’Homme voient un premier montage de Maîtres fous, montrant un rituel de possession à l’état brut, c’est le choc. Cette fois, ils trouvent que Rouch est allé trop loin, que le film frise le racisme. Pourtant, accompagné d’un commentaire pertinent, le film devient une charge antiraciste.
Par une série de ces hasards qui n’en sont jamais tout à fait, le cheminement de Jean Rouch va croiser celui du cinéma direct tel qu’on le pratiquait au Québec. Pour le tournage de Chronique d’un été, réalisé en collaboration avec le sociologue Edgar Morin, qui avait mis Rouch au défi de filmer sa propre tribu parisienne, on appelle en renfort le réalisateur des Raquetteurs, un des seuls à l’époque à prendre le risque de la caméra à l’épaule. « Michel Brault est arrivé de Montréal avec dans ses poches deux cadeaux extraordinaires. Le premier était le micro-cravate et le second un objectif grand angulaire dont l’ONF limitait l’usage à cause de son effet déformant. Nous avons donc commencé à appliquer la méthode du direct, et la maison Éclair, qui avait un ingénieur extraordinaire, a mis au point pour nous un prototype de nouvelle caméra, c’est-à-dire portative, insonore et synchrone. Le résultat nous a valu le prix de la critique à Cannes. Avec Michel Brault, on avait fait un film qui bouleversait tous les problèmes habituels du cinéma… Malheureusement, c’est peut-être un signe des temps, l’ONF est en train de s’éteindre, alors que c’était un laboratoire mondial. »
Le présent
Pour Jean Rouch, le présent n’est pas très brillant. Il déplore que l’assistance technique aux pays en développement soit trop rarement conçue de façon à ce que les principaux intéressés en assument le contrôle. Par ailleurs, dans les pays industrialisés, la technique ne lui semble aucunement garante de création et d’émancipation. « L’arrivée du Macintosh est une catastrophe. C’est un système d’approximations successives avec soi-même, dans lequel il n’y a pas ce contact avec le papier, cette confrontation avec un espace vierge… Les gens ont peur aujourd’hui de se jeter dans l’écriture, de se jeter dans le dessin, de se lancer avec une caméra pour vraiment créer quelque chose de neuf. » Au risque de passer pour un vieux nostalgique, Rouch retient surtout de l’époque actuelle un développement technologique réducteur d’emploi et un appauvrissement culturel qui se manifeste notamment par la détérioration du système d’éducation. « J’ai eu la chance de faire les dernières classes de ce qu’on appelait la rhétorique en France, où on avait des professeurs qui étaient à la fois d’excellents littérateurs, d’excellents critiques et des types très malins pour les examens… Et ces professeurs nous disaient regretter qu’on ait supprimé du programme la versification latine et la versification grecque, car n’oubliez pas, disaient-ils, que c’est comme ça que Baudelaire et Rimbaud ont été formés. Et tout ça, on l’a perdu. »
DE PARIS AU NIGER Secrétaire général du Comité du film ethnographique au Musée de l’Homme, Jean Rouch est né le 31 mai 1917, à Paris. Dès l’âge de sept ans, son père lui fait découvrir le cinéma sous les traits de Nanouk, de Robert Flaherty. L’école documentariste anglo-saxonne aura dur lui une influence profonde, mais il faut aussi compter parmi ses sources d’inspiration la poésie et la pensée surréalistes, avec lesquelles il entre en contact au cours de ses études, dans les dernières années de cette période d’effervescence créatrice extraordinaire que fut l’entre-deux-guerres. Reçu docteur en anthropologie à la Sorbonne, après avoir produit une thèse sur la religion et la magie des Songhaïs, sous la direction de Marcel Griaule, Jean Rouch a été directeur de recherche au Centre national de la recherche scientifique (CNRS) et a mené, depuis 1941, des travaux ethnographiques au Niger, au Sénégal, au Soudan, au Ghana et au Mali. En 1946, Rouch réussit à monter un film sur la chasse à l’hippopotame à partir de l’important métrage qu’il a tourné, apprenant sur le tas, en reportage sur le fleuve Niger. Peu expérimenté, le jeune cinéaste-ethnographe s’en remet pour la distribution à la société des Actualités françaises, qui remonte le film, lui ajoute un commentaire sensationnaliste et le lance en 1947, l’intitulant Au pays des mages noirs. Après cette expérience, il n’en fera qu’à sa tête. Sa filmographie s’établit aujourd’hui à quelque 150 titres. En 1973, Rouch est invité par Gilles Marsolais, à l’Université de Montréal, à dispenser en deux semaines le cours Cinéma 504. Il s’agit en fait d’un marathon de conférences et de présentations de ses films, dont le grand public pourra profiter puisque les activités se déroulent en partie à la Cinémathèque québécoise, alors logée à la Bibliothèque nationale. L’année suivante paraît le livre de Gilles Marsolais, L’Aventure du cinéma direct, dans lequel un chapitre est consacré au réalisateur de Chronique d’un été et de La Chasse au lion à l’arc. Le dernier film de Jean Rouch, Moi fatigué debout, moi couché (1997), peut être vu comme une fable sur la patience et le courage. Un grand arbre, le gaoberi, a été frappé par la foudre mais continue de vivre, couché. Alors les amis Damouré, Lam et Tallou vont s’allonger eux aussi, à l’ombre de cet arbre, pour rêver et pour que leurs rêves se réalisent. Une fois de plus, le cinéaste-ethnographe montre comment les constructions symboliques d’une culture sont de puissants adjuvants « pour que la malchance devienne la bonne chance ». Venu présenter son film au Festival des films du monde en août dernier, le réalisateur devait malheureusement nous apprendre que Lam Ibrahim Dia, son ami « du temps longtemps », avait trouvé la mort quelques jours auparavant. Il expliquait du même souffle que depuis des années, ses films sont en réalité l’œuvre du collectif DALAROUTA, acronyme formé à partir des noms des quatre compères — DAmouré, LAm, ROUch, TAllou — qui partagent à la fois les risques et les droits d’auteur associés à chaque projet. Le prochain film de DALAROUTA sera dédié à la mémoire de l’ami disparu. Après la mort de Lam, la famille de Lam vivra. |
Quelques œuvres de Jean Rouch
- Initiation à la danse des possédés, 1948 (grand prix du Festival des films maudits à Biarritz, 1949).
- Maîtres fous, 1954 (prix de la section ethnographique au Festival de Venise, 1957).
- Moi, un noir, 1958 (prix Louis Delluc, 1959).
- Chronique d’un été, 1961 (prix de la critique au Festival de Cannes, 1961).
- Rose et Landry, produit par l’ONF, avec la collaboration de Jacques Godbout, 1963.
- Jaguar, 1967.
- La chasse au lion à l’arc, 1965 (Lio d’or au Festival de Venise, 1965).
- Petit à petit, 1970.
- Cocorico monsieur poulet, 1977.
- Dionysos, 1984.
- Folie ordinaire d’une fille de Cham, 1986.
- Liberté, égalité, fraternité et puis après…, 1990
- Madame l’eau, 1992.
- Moi fatigué debout, moi couché, 1997 (présenté au Festival des films du monde 1997).
Changer de poil
Inédit (vers 1993)
Il fut des saisons où j’allais l’oreille frémissante
Nez au vent, diable au corps, j’étais de cavales et de ripailles
Je me jouais des hommes et des bêtes
Je riais de tout et de moi-même
Puis, j’ai changé de poil
Mon pelage roux a perdu de son lustre
Il est devenu gris, il ressemble à un plumage
Je ne me reconnais plus
Je laisse maintenant errer mon regard sur la campagne
Et il m’arrive, alors, porté par de larges ailes
De planer lentement au-dessus des arbres et des maisons
Moi qui me croyais renard, me voilà hibou